« Suspension : acte de sublimation motivé par la nécessité d’exprimer la fonction inassumable (sic) pour chaque être humain de supporter sa propre condition » écrit Chavanis, lorsqu’on lui demande de justifier son œuvre… Aux Compressions de César et aux Accumulations d’Arman, lui, durant la deuxième moitié du XXe siècle, ont incarné la violence et l’absurdité du monde moderne, profiteur et consommateur, Chavanis répond donc, en entrant dans le XXIe siècle, avec des Suspensions. Il ne ’agit plus de témoigner des effrois suscités, après la deuxième guerre mondiale, par l’industrialisation généralisée de l’Occident (généralisation ayant même envahi le domaine jusqu’alors sacré de la Mort). Il ’agit d’incarner l’impossible évasion propre à la condition humaine.
Structures métalliques autoportantes, poulies plus ou moins minuscules, filins d’acier… Chacun des objets mis en suspension par Chavanis est affiché en tant que tel. Sa silhouette est tributaire de sa mécanique, telle la structure d’un bâtiment – le Centre Pompidou notamment – dessiné par l’architecte Renzo Piano. Il ne s’agit pas d’évoquer la volatilité des âmes mais de souligner la pesanteur des hommes. « Le corps est un parasite pour l’âme » : Chavanis aime cette phrase de Jean Cocteau. « Je trouve l’existence pratiquement insupportable », dit- il. «Avoir une conscience et supporter la réalité du monde, ce n’est évident pour personne. Le corps, la chair, le squelette, les excréments, sont notre première prison. Seules les illusions nous permettent de tenir. Le réel, c’est la conscience de la présence au monde. La conscience de notre fragilité fait notre force ».
Françoise Monnin, Paris, octobre 2006.
« Il faut enlever les artifices, les illusions, être conscient et l’absurdité de l’existence»…. Chavanis est un romantique. Son parcours de sculpteur, autodidacte, en témoigne. Les « sortes de grandes mères, bonnes, symboliques », qu’il peignait et modelait, il y a vingt ans, se sont rapidement « vidées. Elles sont devenues expressionnistes. Leurs sexes saignaient, chargés de tout le pathos que j’avais au fond de moi-même. Et finalement j’ai taillé des hommes en bois, à la tronçonneuse. Je suis alors passé dans un registre symbolique ». À suivi une période d’écriture, pour le théâtre notamment, et de photographie, consacrée à portraiturer des femmes fortes, plantées dans des fauteuils. Puis s’est imposée une nouvelle approche de la sculpture, plus mentale. depuis, « l’atelier est nomade, chez un ferrailleur ou un industriel. C’est un carnet de croquis, surtout, un travail intellectuel, d’abord. Le reste est fabriqué avec l’assistance d’artisans. Mon travail, c’est le dessin.
Mais attraction terrestre, quand tu nous tiens… Considérées comme trop lourdes, les œuvres anciennes, longtemps demeurées au secret de l’atelier, ont été méticuleusement broyées ou brûlées par leur auteur, puis tamisées et conditionnées. Dans sa campagne, sur les hauteurs de Monaco, Chavanis a allumé de grands feux. Un pour les sculptures, un autre pour trois ans de pastels, un troisième pour les peintures… Des réceptacles, en matière plastique noire souple, ou en plexiglas transparent à angles droits, emplis de poussières ou de débris, sont devenus la matière première des nouvelles sculptures. « Après les avoir réduites à l’état de cendres et enfermées dans des reliquaires hermétiques, la mémoire des anciennes œuvres se retrouve en état d’apesanteur et d’intemporalité. Il s’agit de signifier que l’on ne peut mieux tenter de traduire et d’exprimer le néant et l’idéal supporté par nos consciences, que par la conservation de leurs traces ». En 1992, a surgi la première Suspension d’œuvres détruites. Face à elle, comme face au tombeau d’un soldat inconnu, à la photographie d’un ancêtre oublié, à un monochrome de Soulages ou à une installation de Boltanski, l’esprit du passant vagabonde. Mélancolique, il imagine une présence conforme à ses désirs ou à ses inquiétudes du moment. Toute trace anonyme devient instantanément la nôtre. Toute destruction fait la part belle au mystère. « C’est davantage la mémoire qui m’intéressait, et la notion de renaissance. Comme lorsque j’observe le germe pimpant d’une pomme de terre ratatinée »…
« Je suis plutôt un obsédé de la vérité première, de l’origine, même si, plus on s’en approche, plus elle change… Même quand on connaît toute une histoire, on contemple un vide, on constate un manque, inspirateur de désir, comme dit Lacan. Je mets mon manque, inhérent à l’existence, en situation ». Perdurer tout en n’étant plus, el, est le concept ici incarné. « C’est la conscience qui porte (matériellement) le corps et ses débris et non l’inverse. Une conscience sans mémoire est essentiellement amputée. J’ai suspendu des peluches ou des dents de lait de mes enfants, parce que je savais qu’elles correspondaient à une époque révolue. La conscience de cela, de la perte, est insupportable. Même les choses agréables deviennent insupportables, parce qu’elles ne durent pas. Voyez par exemple certains soirs d’été si parfaits, aux cieux si extraordinaires»…
Lourd aussi, le corps même de l’artiste, « la bête qui est en nous » dit-il, dont les rogatons – ongles, poils ou sécrétions – ont été métamorphosés, à partir de l’an 2000, en reliques à leur tour, et utilisés comme modules de nouvelles sculptures. Sublimation du chemin parcouru, du temps passé, si chacune de ces nouvelles oeuvres met en valeur la mémoire des éléments manipulés, elle procède simultanément à son asepsie, du fait du conditionnement puis de la suspension mis en oeuvre. Tout souvenir est une trahison, semble dire chacune de ces œuvres, tout comme le dit aussi une série de photographies, tirées sur papier glacé par l’artiste, réalisées en 1997 et représentant des fruits au pourrissement avancé. Toute survie oblige à la métamorphose. Grand prêtre de la fuite du temps, Chavanis donne aux reliques qu’il met en scène une allure clinique, digne des dispositifs rendant hommage à la stérilité, imaginés au début de la modernité par Marcel Duchamp, et déclinés un demi-siècle plus tard par le nouveau réaliste Jean-Pierre Raynaud, grand amateur de carrelages impeccables. Tout est ici brillant, poli, immaculé, telle la paillasse d’un laboratoire ; celle d’une morgue. Chavanis est un néo-nouveau-réaliste (sic), 80 degrés au-dessus de Dada aurait dit le critique d’art Pierre Restany, s’il était encore parmi nous. Et tout comme Raynaud coula du béton dans des pots de fleurs afin d’en neutraliser à jamais la fertilité potentielle, Chavanis dépose un peu de son sperme dans du formol, puis l’enferme définitivement dans un cube en plexiglas. « C’est une manière de suggérer l’arrêt de tout. Au suicide, j’ai préféré l’idée de me tenir au bord du précipice et de crier que je ne suis pas d’accord. Arrêter symboliquement la vie pour souligner que l’individu n’est rien, mais que la force vitale est essentielle ; arrêter le monde symboliquement », tel est le projet.
Dès 1998, les reliquaires ont été mis en tension, à l’aide d’un système de câbles et de contrepoids. La nature inerte des restes mis en scène a été ainsi contrariée par le dynamisme des lignes tracées dans l’espace, résolument belles parce qu’exclusivement utiles. Autre manière de dénoncer l’inertie : les suspensions d’objets, débutées en 2001 : sous un portique, suspendu à deux câbles, une boîte en plexiglas fait office de balancelle. À l’intérieur, un mixeur électrique, parfait outil de brave ménagère, suit les oscillements de son réceptacle. C’est absurde et poétique. Ont surgi ensuite une batterie d’orchestre, pendue à un étrange gibet rouge par trois filins ; puis une énorme moto, accrochée par la roue arrière et se balançant telle la carcasse d’un bœuf dans un tableau de Rembrandt. Chavanis parle à son propos d’objet « accidenté dans son essence et sa réalité ». D’autres expériences sont en cours. Depuis 2002, se balancent aussi le nom de l’artiste, peint à la main sur un poids de fil à plomb ; des tubes contenant des pigments purs ; les oeuvres d’autres artistes, comme Ben ; etc. L’important étant désormais moins ce que l’on suspend, mais le système visant à suspendre toute chose…
Il manquait à l’art contemporain une révolution en matière de nature morte. Dans le sillage de Marcel Duchamp et des Nouveaux Réalistes, Chavanis est entrain de l’accomplir. Ses vanités sont les nôtres.
Françoise Monnin, Paris, octobre 2006.